Sagun Bista, 50 ans, vit à Katmandou, la capitale du Népal. Cela fera bientôt 25 ans que cette botaniste de formation a effectué sa première mission pour le CECI. Aujourd’hui coordonnatrice nationale du Programme de Coopération Volontaire (PCV), elle gère à la fois la collaboration avec les partenaires locaux et veille sur les volontaires canadiens qui, année après année, viennent apporter leur soutien et leur expertise.
Sagun Bista nous parle des plus récents projets mis en place, dont celui mené auprès de la communauté LGBTQ+, et nous offre une incursion dans la réalité népalaise.
Comment est-ce que des études en botanique vous ont menée à lutter pour l’égalité des genres et l’inclusion sociale?
En 1998, dans le cadre de ma thèse de maîtrise, je menais un travail de recherche dans un des parcs nationaux du Népal. Je recensais et identifiais les fleurs et les plantes, et étudiais leur croissance dans différents environnements. Au même moment, le CECI voulait mener des études dans les hautes montagnes népalaises afin de voir si certaines herbes médicinales pouvaient croître à de plus basses altitudes avec les mêmes composants chimiques, et ainsi être cultivées par d’autres communautés. Cela correspondait parfaitement à ce que je faisais! J’ai donc été embauchée comme agente de recherche pendant 6 mois, et ensuite, après avoir pris quelques mois pour terminer ma thèse, j’ai enchaîné les contrats avec le CECI jusqu’en 2003.
L’essentiel de mon travail était sur le terrain. Pour être honnête, je ne me sentais pas différente des hommes avec lesquels je travaillais dans le secteur de la foresterie, et lorsque j’entendais mes collègues au bureau parler des problématiques de genre, d’égalité, de féminisme, je n’en saisissais pas bien la portée, parce que c’était une réalité qui ne me concernait pas directement! Je n’ai commencé à m’intéresser à ces questions que progressivement.
Vous n’aviez jusque-là jamais été confrontée à de quelconques discriminations?
Non! Ma mère m’a toujours tenu le même discours qu’à mes six frères et sœurs, en m’encourageant dans ce que j’entreprenais, et en me disant que je devais être bonne dans un domaine, quel qu’il soit. J’étais responsable de ma propre réussite. Et comme il se trouve que nous sommes issus d’une des plus hautes castes, kshetris, celle des guerriers, je n’ai donc jamais subi de discrimination ni à cause de ma caste, ni parce que j’étais une femme.
C’est lors de mon tout premier contrat avec le CECI que j’ai été confrontée à des comportements discriminatoires. Je me souviens de cette première mission, que nous avions organisée avec une volontaire canadienne dans une région très reculée, dans les hautes montagnes, nous étions à quatre jours de marche du dernier village. Je revois encore ce porteur qui était assis dans l’herbe détrempée, dans le froid, lors d’une pause-repas. Je lui ai proposé de venir s’asseoir à mes côtés et partager le même tapis de sol que moi. Il a refusé, et j’ai eu beaucoup de mal à le convaincre. Et lorsqu’il a fini par accepter, le médecin guérisseur qui nous accompagnait est entré dans une colère noire : comment avais-je pu laisser un Dalit m’approcher ainsi? Je me souviens de mon incrédulité et de ma propre colère. Du choc que j’ai ressenti. A partir de là, j’ai commencé à ouvrir les yeux sur cette autre réalité.
En fait, jusque-là, le Népal se résumait pour moi à Katmandou. Je ne connaissais rien de la diversité de mon pays. C’est au fur et à mesure de mes missions sur le terrain que j’ai découvert que plus d’une centaine de langues y sont parlées, et à quel point les communautés et les cultures de ce petit pays sont différentes suivant que l’on est dans l’Est ou dans l’Ouest, dans les plaines ou les montagnes.
Comment vous êtes-vous intéressée aux problématiques de l’égalité des genres et de la place des femmes?
Comme je l’ai mentionné, j’ai commencé à me familiariser avec ces thèmes en échangeant avec mes collègues au CECI, et peu à peu, j’ai eu envie d’en savoir plus. En 2003, j’ai obtenu une bourse du gouvernement norvégien pour aller faire ma deuxième maîtrise à l’institut Asiatique de Technologie à Bangkok, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à étudier les questions d’égalité des genres. Puis j’ai travaillé pour une ONG américaine au Pakistan, en Inde, au Sri Lanka et au Bangladesh auprès de groupes de femmes, avant de revenir au Népal et retrouver le CECI.
J’étais devenue à ce moment-là une personne très indépendante, qui avait passé beaucoup de temps à voyager, et qui s’était assumée seule. J’avais pris conscience que, si on leur en donne l’occasion, les femmes peuvent tout faire, y compris se débrouiller seules. Et j’ai pensé qu’il fallait joindre le geste à la parole. Pas seulement prêcher quelque chose, mais montrer l’exemple, montrer qu’on peut le faire. Et le faire. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de ne dépendre de personne. Par conséquent, je suis restée célibataire, et ne suis pas non plus allée vivre dans la famille d’un de mes frères.
Dans une société patriarcale comme la société népalaise, où les femmes sont censées être protégées par un homme de la famille, un père, un frère, un mari, un oncle, un cousin ou un fils, la voie que j’ai choisie n’était pas facile, même dans une grande ville. Aujourd’hui, je suis célibataire et sans enfant, c’est une situation peu courante au Népal, et pas toujours très bien vue. Mais cette situation personnelle me permet d’être plus active et plus impliquée dans ma vie professionnelle.
Justement, parlons de votre travail. Le nouveau Programme de Coopération Volontaire (PCV) du CECI a débuté en avril 2020, quelques semaines à peine après le début de la pandémie. Comment vous êtes-vous ajustée à cette situation inédite?
Ce n’était malheureusement pas la première fois que nous devions gérer une situation aussi chaotique : le tremblement de terre de 2015 a eu lieu quatre jours après la signature d’Uniterra 3, le précédent programme de coopération volontaire! Cette fois-ci, lorsque l’actuel PCV a été lancé en avril 2020, le confinement avait déjà débuté, les frontières étaient fermées, les vols internationaux annulés, et les quelques Canadiens qui restaient sur place et qui auraient pu éventuellement devenir volontaires, nous avaient prévenu qu’ils rentreraient au Canada avec le premier vol charter disponible ! Dans ces conditions, avec les restrictions de voyage et tant d’incertitude, nous avons pris la décision de travailler avec des volontaires à distance, sur un mode virtuel. Nous avons ainsi mis en place 7 mandats avec des Canadiennes et des Canadiens au cours de l’année qui s’est écoulée. On est loin des chiffres des années précédentes, où nous avions eu jusqu’à 32 volontaires en même temps dans le pays, mais nous avons pu continuer notre travail d’appui auprès de nos organisations partenaires, ce qui était très important pour nous : maintenir nos relations et leur montrer qu’en dépit de la pandémie, nous ne les abandonnions pas.
Concrètement, comment avez-vous maintenu la relation avec vos 14 partenaires locaux?
L’idée était de leur offrir un soutien technique et financier pour que les femmes dont ils s’occupent puissent diversifier leurs sources de revenus, parfois démarrer une micro-entreprise et ainsi surmonter l’impact de la Covid-19 par l’obtention de nouveaux moyens de subsistance. Nous avons demandé à chacun de nos partenaires de nous soumettre des projets, que nous avons financé par le biais de nos fonds thématiques (1). Bien sûr, ces projets devaient rejoindre les objectifs du PCV : l’autonomisation économique des femmes et des groupes marginalisées, la diversité et l’inclusion, et le renforcement des capacités en matière de résilience face aux changements climatiques. Au total, vingt-huit initiatives menées par les 14 partenaires ont été financés durant cette année, la plupart en réponse à la pandémie de Covid-19, et autant de formations ont été données à plusieurs centaines de personnes – sur la gestion du compost, la fabrication de savons, le tissage de textiles, le conditionnement de produits agricoles, etc. Avec l’objectif donc de générer des revenus. Mais ce qui est intéressant à souligner, c’est que dans le cadre du PCV, nous avons travaillé avec de nouveaux partenaires et de nouveaux groupes cibles.
Par exemple?
Par exemple avec la communauté LGBTQ, qui est de plus en plus visible dans les centres urbains. Si elle n’est pas la cible de violences ouvertes, elle est clairement victime de discriminations, et beaucoup de membres de cette communauté, ne pouvant accéder à l’éducation ou à des opportunités professionnelles, deviennent travailleurs du sexe. Avec notre partenaire Blue Diamond Society, nous avons donc mis en place trois types de formations, en réponse aux demandes des membres de cette communauté : un atelier pour apprendre à conduire, certains voulant devenir chauffeurs; un autre pour apprendre à faire des pickles, ces petits légumes marinés qui sont des accompagnements indispensables à tout repas népalais; et un atelier de maquillage et soins du visage réalisé par des personnes transgenres qui travaillent comme esthéticiennes. Et au-delà de ces formations qui ont concerné près d’une centaine de jeunes issus de la communauté LGBTQ, nous avons accompagné notre partenaire dans ses démarches pour faire connaître aux autorités gouvernementales les défis et difficultés que rencontre la communauté dans le pays, et la faire mieux connaître. Grâce à ce travail, celle-ci pourra être comptabilisée dans le recensement qui débute en juin. C’est une grande victoire.
Qu’est-ce qui vous a amené à diversifier le groupe des bénéficiaires-cibles?
En prévision de l’implantation du nouveau PCV, nous avons mené voilà deux ans des consultations avec nos divers partenaires et différents groupes, plus de 200 personnes au total, dans les zones urbaines et rurales du pays. Et plusieurs intervenants terrain ont mentionné les difficultés propres que rencontraient certaines femmes et ont souligné, par exemple, que les défis rencontrés par des femmes transgenres n’étaient clairement pas les mêmes que ceux rencontrés par des femmes népalaises vivant dans les communautés des hautes montagnes du nord du pays où le matriarcat existe encore ! Cela nous a amené à prendre conscience qu’il fallait cesser de considérer les femmes dans leur ensemble, comme une seule entité. Nous le faisions déjà pour les femmes Dalit, nous considérions la triple discrimination qui les affectaient – la pauvreté, la caste et le genre. Mais c’est vrai que nous n’avions pas alors développé cette approche d’intersectionnalité pour l’ensemble de nos cibles. Maintenant, nous partons du principe que chaque groupe de femmes a ses propres difficultés à surmonter, et nous planifions nos initiatives en fonction de cela.
D’où, par exemple ce projet mené avec la communauté Meche, anciennement nomade, aujourd’hui menacée d’extinction, qui est en voie de sédentarisation et avec laquelle vous avez développé ces derniers mois un projet d’agriculture de subsistance …
Oui. Ou encore ce projet mené avec notre partenaire Setu, qui appuie notamment les femmes vivant dans des bidonvilles et celles qui sont infectées par le VIH-SIDA. La pandémie est venue compliquer encore davantage leur situation déjà extrêmement précaire. En étant confinées, elles avaient perdu toute source de revenu, et par ailleurs, les déchets s’accumulaient dans leur minuscule lieu d’habitation. Alors notre partenaire nous a demandé d’organiser une formation de vermi-compostage. Nous avons fourni un kilo de vers à chacune de ces femmes. Au bout de 36 jours, elles ont obtenu et vendu un fertilisant de bonne qualité et ont aussi vendu à un autre groupe de femmes une partie de ces vers, qui se reproduisent de façon exponentielle. Le succès a été tel que le premier groupe de femmes a fait savoir qu’il aimerait faire du vermi-compostage à plus grande échelle pour développer ses activités rémunératrices. Une cinquantaine de femmes ont ainsi pu développer une nouvelle source de revenus.
Autre exemple : les femmes musulmanes, qui sont parmi les plus pauvres de notre société. Leurs familles ne les autorisent pas à sortir et travailler à l’extérieur. Nous avons donc fait en sorte de leur offrir une formation pour qu’elles puissent fabriquer, depuis chez elles, le tika, ce point rouge que les femmes hindoues portent sur le front.
Donc désormais, quand on parle des femmes, on essaie d’être le plus inclusif possible, de considérer toutes les femmes, celles qui viennent de tous les chemins de la vie. Pour essayer de répondre au mieux à leurs besoins spécifiques. Et pour les aider à passer au travers de cette pandémie qui a accru la fragilité de leur situation et rendu leur avenir encore plus incertain.
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* Le programme de coopération volontaire (PCV) du CECI vise à améliorer le bien-être économique et social des personnes les plus pauvres et les plus marginalisées en Afrique, en Asie et dans les Amériques. Le CECI vise particulièrement à renforcer la place des femmes et des jeunes femmes comme leaders et actrices de changement, pour un développement durable et inclusif. Le CECI est actuellement mis en œuvre dans 8 pays, avec l’appui financier du gouvernement du Canada, par l’entremise d’Affaires mondiales Canada.
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