Vingt-cinq ans après la fin du conflit armé qui a ravagé ce pays d’Amérique centrale, force est de constater que le recours à la violence demeure ancré dans les rapports sociaux, affectant tout particulièrement les peuples autochtones, et parmi eux, en premier lieu, les femmes et les filles.
Depuis 2018, au travers du projet Droits et justice pour les femmes et les filles autochtones au Guatemala (DEMUJERES), le CECI, en consortium avec Avocats sans frontières Canada (ASFC), œuvre pour accroitre la liberté, la dignité humaine et le renforcement du pouvoir des femmes et des filles autochtones dans la lutte contre les violences sexuelles basées sur le genre et pour l’accès à la justice des victimes de ces actes.
Employées comme armes de guerre pendant le conflit interne, les violences sexuelles basées sur le genre (VSBG) constituent un phénomène d’une ampleur déroutante. Elles sont la manifestation la plus aboutie d’un pouvoir patriarcal qui trouve ses racines dans la période coloniale et s’est vu conforté par le système des fincas, ces grandes propriétés qui disposaient d’une abondante main-d’œuvre autochtone.
Ce machisme et ce racisme séculaires, intériorisés par la société et institutionnalisés par l’État, sont confortés par des croyances religieuses et certaines habitudes culturelles qui légitiment l’inégalité entre les genres, la marginalisation des peuples autochtones et la violence envers les femmes et les filles. Le pays a ainsi le triste privilège de détenir l’un des taux de féminicide les plus élevés du monde.
« Dans l’imaginaire de la société guatémaltèque, les femmes autochtones sont nécessairement dans une situation de servitude explique Saríah Acevedo, la coordinatrice guatémaltèque du projet DEMUJERES, également sociologue. Depuis la colonisation, le sentiment collectif est que les femmes autochtones peuvent être l’objet d’actes sexuels contre leur volonté. Cela est normal et toujours selon cet imaginaire social, il n’y a pas de raison d’être poursuivi pour cela ».
Selon le dernier recensement national, 41% de la population guatémaltèque s’auto-identifie comme autochtone. Dans les faits, les personnes d’origine autochtone pourraient représenter plus de 60 % des 18 millions d’habitants. Si l’on considère la marginalisation et la pauvreté dans lesquelles vivent ces populations, « on peut dire que les femmes autochtones concentrent toutes les formes de discriminations possibles qui existent aujourd’hui au Guatemala » affirme Saríah Acevedo, elle-même d’origine maya.
« Ce sont des femmes dans un pays machiste, ce sont des autochtones dans un pays raciste, ce sont des rurales dans un pays qui veut se développer d’une façon centralisée et urbaine, ce sont des femmes pauvres dans un pays qui compte des inégalités très profondes. Être une femme autochtone aujourd’hui au Guatemala, c’est un concentré de toutes ces formes de discriminations croisées ».
Cette réalité a donné lieu à des débats entre les mouvements féministes du pays et les organisations de défense des droits des femmes autochtones, ces dernières estimant que considérer la seule question de genre était insuffisant pour rendre compte de la réalité de leur situation.
De fait, le cumul de différentes formes de discrimination (telles que le genre, l’appartenance ethnique et la pauvreté) fait que les femmes et les filles autochtones du Guatemala sont affectées par les VSBG d’une manière distincte des autres femmes.
D’où la pertinence de placer au cœur du projet DEMUJERES l’approche d’intersectionnalité. En reconnaissant l’existence et l’imbrication de plusieurs facteurs d’oppression et en prenant en compte leurs effets conjugués, le projet peut appréhender les enjeux des violences faites aux femmes et aux filles autochtones dans leur globalité et leur complexité, et de ce fait, appuyer plus efficacement les partenaires locaux dans la lutte pour leurs droits. Leurs droits individuels comme femmes, mais aussi leurs droits collectifs comme femmes autochtones.
Mis en œuvre dans trois départements du pays, le projet s’appuie sur une collaboration très étroite avec les partenaires locaux. « Il vise à répondre à une des discriminations les plus importantes qui touchent les femmes autochtones dans ce pays, à savoir l’accès à la justice explique Saríah Acevedo. Une justice géographiquement éloignée, payante, unilingue, et dans laquelle le concept de réparation, qui est au cœur de la justice autochtone, ne se retrouve pas. Le projet vise à contribuer à colmater ces brèches ». Pour ce faire, le programme quinquennal s’appuie sur trois axes.
L’une des composantes du projet vise à appuyer les organisations de femmes qui offrent un accompagnement psycho-social, juridique ou économique aux victimes de VSBG. Mieux soutenues, les femmes ont ainsi un pouvoir d’agir accru dans la revendication de leurs droits à une vie digne et sans violence. S’appuyant sur une démarche d’autonomisation, ces organisations entendent faire reconnaître les femmes et filles autochtones en tant que sujets de droit et faire d'elles des actrices de changement.
C’est le cas d’ADICI Wakliiqo, une association communautaire qui œuvre depuis bientôt 25 ans dans le département d’Alta Verapaz. Au travers d’activités agricoles traditionnelles permettant aux femmes d’accéder à une autonomie alimentaire, mais aussi par des programmes de thérapie maya visant à guérir les blessures des victimes de violence, l’organisation autochtone entend redonner à chacune le pouvoir et la force de lutter. « Il nous faut déconstruire toutes les croyances qui sont à l’origine des discriminations, du racisme et du patriarcat, et guérir toutes les souffrances, y compris les plus lointaines, celles de la colonisation, du système des fincas et du conflit armé explique Marta Fidelia Quib, l’une des thérapeutes communautaires de l’association qui participe à la formation des futures thérapeutes autochtones. Il faut soigner ces traumatismes internes pour que les femmes puissent développer leur confiance en elles, aller de l’avant et sortir de ce statut de victime. Parce que la victimisation paralyse. Ce que nous cherchons, c’est à faire entendre la voix des femmes et des filles autochtones. Qu’elles remettent en question ce qui leur semblait jusque-là normal, mais qui ne l’est pas. Et qu’elles veillent elles-mêmes à la défense de leurs droits ».
En plus d’aider à fournir des services juridiques plus accessibles et plus adaptés aux besoins spécifiques des femmes et des filles autochtones, le projet se propose de soutenir les actrices et les acteurs du système judiciaire qui les représentent. Ainsi, en leur offrant des formations adaptées et en facilitant des échanges entre pairs, il vise à mettre de l’avant des bonnes pratiques en matière de droits de la personne et de protection contre les VSBG, et favoriser une meilleure connaissance du système juridique existant.
Pour lutter contre l’impunité qui caractérise les actes de violences commis à l’égard de ces femmes et filles autochtones, le projet vise aussi à soutenir des cas emblématiques qui contribueraient au développement d'une jurisprudence favorable en la matière.
Afin de promouvoir un environnement social favorable au respect des droits des femmes, des campagnes de sensibilisation aux enjeux de l’égalité des genres sont menées, en particulier auprès des hommes des communautés autochtones ciblées.
Car selon l’approche des masculinités positives, que le projet DEMUJERES met de l’avant, les hommes doivent être partie intégrante de la solution.
« Cela fait plus de 20 ans que les femmes autochtones disent qu’il faut en faire nos alliés! tient à rappeler Saríah Acevedo. La construction d’une société libre de violence ne peut se faire qu’avec la contribution des hommes. Il faut les impliquer, qu’ils puissent entendre que nous avons des droits et qu’ils participent avec nous à la lutte contre les discriminations. »
C’est dans cette perspective que le CECI a appuyé l’organisation de la « Deuxième Rencontre Mésoaméricaine sur les Masculinités », qui, pandémie oblige, s’est déroulée de façon virtuelle le mois dernier. Plus de 600 intervenants, hommes et femmes de profils et horizons différents, ont ainsi pu profiter de cet espace de discussion et d’échange pour réfléchir à la construction historique et à l’exercice quotidien des masculinités autochtones.
« Qu’est-ce qui fait de nous des hommes? Qui peut décider des délimitations de cette identité et de ce rôle? Que signifie être homme dans notre culture? Aujourd’hui, c’est la société qui nous dit comment nous devrions être, comment nous devrions agir pour être considérés comme des hommes, et qui nous oblige à porter des masques pour nous conformer à ce qu’elle attend de nous » regrette Jun Kanek Nimwitz Pérez, jeune homme d’origine maya qui a participé aux préparatifs et au déroulement de la rencontre. S’il estime que la construction des masculinités autochtones a été façonnée par une histoire faite de violences (colonisation, conflits, etc.), il est persuadé que sa culture porte en elle de quoi construire une masculinité positive et des formes d’organisations sociales plus inclusives. « La cosmovision maya est empreinte de récits, de pratiques, d’énergies qui allient les éléments féminins et masculins. Si, comme jeunes mayas, nous parvenons à redécouvrir et nous réapproprier cette vision, qui est à la base de tout, il nous sera plus facile de générer une société égalitaire. »
Saríah Acevedo abonde en son sens. « Les hommes autochtones nous ont dit qu’ils voulaient construire leurs propres modèles d’hommes libres de violences, et que personne ne devait venir leur dire, une fois de plus, comment se comporter. C’est sans doute l’enseignement le plus précieux, et qui est commun à tous les peuples autochtones: c’est dans nos propres expériences et connaissances qu’il nous faut chercher des alternatives et nos propres solutions ».
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Le projet Droits et justice pour les femmes et les filles autochtones au Guatemala (DEMUJERES) est mis en œuvre par le CECI en consortium avec Avocats sans frontières Canada (ASFC) et bénéficie de l’appui financier du gouvernement du Canada par l’entremise d’Affaires mondiales Canada (AMC).